ARRÊT DE LA COUR (grande chambre)

5 avril 2016 ( *1 )

«Renvoi préjudiciel — Marchés publics de services — Directive 89/665/CEE — Article 1er, paragraphes 1 et 3 — Procédures de recours — Recours en annulation contre la décision d’attribution d’un marché public introduit par un soumissionnaire dont l’offre n’a pas été retenue — Action incidente de l’adjudicataire — Règle jurisprudentielle nationale imposant d’examiner préalablement l’action incidente et, si celle-ci est fondée, de déclarer l’action principale irrecevable, sans examen du fond — Compatibilité avec le droit de l’Union — Article 267 TFUE — Principe de primauté du droit de l’Union — Principe de droit énoncé par décision de l’assemblée plénière de la juridiction administrative suprême d’un État membre — Réglementation nationale prévoyant le caractère contraignant de cette décision pour les chambres de cette juridiction — Obligation de la chambre saisie d’une question relevant du droit de l’Union, en cas de désaccord avec la décision de l’assemblée plénière, de renvoyer à celle-ci cette question — Faculté ou obligation de la chambre de saisir à titre préjudiciel la Cour»

Dans l’affaire C‑689/13,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Consiglio di giustizia amministrativa per la Regione siciliana (Conseil de justice administrative pour la Région de Sicile, Italie), par décision du 26 septembre 2013, parvenue à la Cour le 24 décembre 2013, dans la procédure

Puligienica Facility Esco SpA (PFE)

contre

Airgest SpA,

en présence de:

Gestione Servizi Ambientali Srl (GSA),

Zenith Services Group Srl (ZS),

LA COUR (grande chambre),

composée de M. K. Lenaerts, président, Mme R. Silva de Lapuerta, MM. M. Ilešič, T. von Danwitz, J. L. da Cruz Vilaça, D. Šváby et F. Biltgen, présidents de chambre, MM. A. Rosas, E. Juhász (rapporteur), A. Borg Barthet, J. Malenovský, J.‑C. Bonichot, C. Vajda, S. Rodin et Mme K. Jürimäe, juges,

avocat général: M. M. Wathelet,

greffier: M. I. Illéssy, puis Mme V. Giacobbo-Peyronnel, administrateurs,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 11 mars 2015,

considérant les observations présentées:

pour Puligienica Facility Esco SpA (PFE), par Me U. Ilardo, avvocato,

pour Gestione Servizi Ambientali Srl (GSA) et Zenith Services Group Srl (ZS), par Mes D. Gentile et D. Galli, avvocati,

pour le gouvernement italien, par Mme G. Palmieri, en qualité d’agent, assistée de M. S. Varone, avvocato dello Stato,

pour la Commission européenne, par Mme D. Recchia et M. A. Tokár, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 23 avril 2015,

vu l’ordonnance de réouverture de la procédure orale du 16 juillet 2015 et à la suite de l’audience du 15 septembre 2015,

considérant les observations présentées:

pour le gouvernement italien, par Mme G. Palmieri, en qualité d’agent, assistée de M. S. Varone, avvocato dello Stato,

pour le gouvernement néerlandais, par Mme M. Bulterman et M. J. Langer, en qualité d’agents,

pour le gouvernement polonais, par M. B. Majczyna, en qualité d’agent,

pour la Commission européenne, par Mme D. Recchia et M. A. Tokár, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions complémentaires à l’audience du 15 octobre 2015,

rend le présent

Arrêt

1

La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 1er, paragraphe 3, de la directive 89/665/CEE du Conseil, du 21 décembre 1989, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l’application des procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux (JO L 395, p. 33), telle que modifiée par la directive 2007/66/CE du Parlement européen et du Conseil, du 11 décembre 2007 (JO L 335, p. 31, ci-après la «directive 89/665»), de l’article 267 TFUE ainsi que des principes de primauté et d’effectivité du droit de l’Union.

2

Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant Puligienica Facility Esco SpA (PFE) (ci-après «PFE») à Airgest SpA (ci-après «Airgest») au sujet de la régularité de l’attribution par cette dernière société d’un marché public de services à Gestione Servizi Ambientali Srl (GSA) (ci-après «GSA») et à Zenith Services Group Srl (ZS).

Le cadre juridique

Le droit de l’Union

3

L’article 1er de la directive 89/665, intitulé «Champ d’application et accessibilité des procédures de recours», dispose:

«1.   La présente directive s’applique aux marchés visés par la directive 2004/18/CE du Parlement européen et du Conseil du 31 mars 2004 relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services [(JO L 134, p. 114)], sauf si ces marchés sont exclus en application des articles 10 à 18 de ladite directive.

Les marchés au sens de la présente directive incluent les marchés publics, les accords-cadres, les concessions de travaux publics et les systèmes d’acquisition dynamiques.

Les États membres prennent, en ce qui concerne les procédures de passation des marchés publics relevant du champ d’application de la directive [2004/18], les mesures nécessaires pour garantir que les décisions prises par les pouvoirs adjudicateurs peuvent faire l’objet de recours efficaces et, en particulier, aussi rapides que possible, dans les conditions énoncées aux articles 2 à 2 septies de la présente directive, au motif que ces décisions ont violé le droit communautaire en matière de marchés publics ou les règles nationales transposant ce droit.

[...]

3.   Les États membres s’assurent que les procédures de recours sont accessibles, selon des modalités que les États membres peuvent déterminer, au moins à toute personne ayant ou ayant eu un intérêt à obtenir un marché déterminé et ayant été ou risquant d’être lésée par une violation alléguée.

[...]»

4

Aux termes de l’article 2, paragraphe 1, de cette directive:

«Les États membres veillent à ce que les mesures prises aux fins des recours visés à l’article 1er prévoient les pouvoirs permettant:

[...]

b)

d’annuler ou de faire annuler les décisions illégales [...]

[...]»

Le droit italien

5

Le Consiglio di giustizia amministrativa per la Regione siciliana (Conseil de justice administrative pour la Région de Sicile) a été institué par le décret législatif no 654, relatif aux règles d’exercice, dans la Région de Sicile, des fonctions du Conseil d’État (decreto legislativo n. 654 – Norme per l’esercizio nella Regione siciliana delle funzioni spettanti al Consiglio di Stato), du 6 mai 1948 (GURI no 135, du 12 juin 1948). Il assume, dans cette région, les mêmes fonctions consultatives et juridictionnelles que le Consiglio di Stato (Conseil d’État).

6

Le décret législatif no 104, relatif à la mise en œuvre de l’article 44 de la loi no 69 du 18 juin 2009, portant délégation au gouvernement pour la réorganisation de la procédure administrative (decreto legislativo n. 104 – Attuazione dell’articolo 44 della legge 18 giugno 2009, n. 69, recante delega al governo per il riordino del processo amministrativo), du 2 juillet 2010 (supplément ordinaire à la GURI no 156, du 7 juillet 2010), tel que modifié, porte adoption du code de procédure administrative.

7

L’article 6 de ce code dispose:

«1.   Le Consiglio di Stato [(Conseil d’État)] est l’organe de la juridiction administrative statuant en dernier ressort.

[...]

6.   Les recours contre les décisions du Tribunale amministrativo regionale della Sicilia [(tribunal administratif régional de Sicile)] sont introduits auprès du Consiglio di giustizia amministrativa per la Regione siciliana [(Conseil de justice administrative pour la Région de Sicile)], dans le respect des dispositions du statut spécial et des dispositions d’application correspondantes.»

8

L’article 42 dudit code prévoit, à son paragraphe 1:

«Les parties défenderesses et intervenantes peuvent présenter des demandes dont l’intérêt est lié à la demande formée à titre principal, par la voie d’un recours incident.»

9

L’article 99 du même code est libellé comme suit:

«1.   Si la chambre à laquelle est attribué le recours constate que le point de droit soumis à son examen a donné lieu ou est susceptible de donner lieu à des divergences de jurisprudence, elle peut, par une ordonnance rendue à la demande des parties ou d’office, renvoyer le recours devant l’assemblée plénière. L’assemblée plénière, si elle l’estime approprié, peut renvoyer les actes à la chambre.

2.   Avant qu’une décision ne soit rendue, le président du Consiglio di Stato [(Conseil d’État)], à la demande des parties ou d’office, peut déférer à l’assemblée plénière tout recours pour statuer sur les questions de principe de la plus grande importance ou pour mettre fin aux divergences de jurisprudence.

3.   Si la chambre à laquelle est attribué le recours estime qu’elle ne partage pas un principe de droit énoncé par l’assemblée plénière, elle renvoie à cette dernière la décision sur le recours, par une ordonnance motivée.

4.   L’assemblée plénière statue sur tout le litige, sauf si elle décide d’énoncer le principe de droit et de renvoyer, pour le reste, l’instance à la chambre de renvoi.

5.   Si elle estime la question particulièrement importante, l’assemblée plénière peut en tout état de cause énoncer le principe de droit dans l’intérêt de la loi, même lorsqu’elle prononce l’irrecevabilité ou l’inadmissibilité du recours ou une fin de non-recevoir ou l’extinction de la procédure. Dans ce cas, la décision de l’assemblée plénière n’a pas d’effet sur la décision attaquée.»

10

Aux termes de l’article 100 du code de procédure administrative:

«Les décisions des tribunaux administratifs régionaux sont susceptibles de recours devant le Consiglio di Stato [(Conseil d’État)], sans préjudice de la compétence du Consiglio di giustizia amministrativa per la Regione siciliana [(Conseil de justice administrative pour la Région de Sicile)] en matière de recours contre les décisions du Tribunale amministrativo regionale per la Sicilia [(tribunal administratif régional de Sicile)].»

11

Le décret législatif no 373, portant modalités d’exécution du statut spécial de la région de Sicile en ce qui concerne l’exercice, dans la région, des fonctions dévolues au Consiglio di Stato (decreto legislativo n. 373 – Norme di attuazione dello Statuto speciale della Regione siciliana concernenti l’esercizio nella regione delle funzioni spettanti al Consiglio di Stato), du 24 décembre 2003 (GURI no 10, du 14 janvier 2004, p. 4), prévoit, à son article 1er, paragraphe 2, que les chambres du Consiglio di giustizia amministrativa per la Regione siciliana (Conseil de justice administrative pour la Région de Sicile) fonctionnent comme des chambres détachées du Consiglio di Stato (Conseil d’État) et, à son article 4, paragraphe 3, que, en matière juridictionnelle, le Consiglio di giustizia amministrativa per la Regione siciliana (Conseil de justice administrative pour la Région de Sicile) connaît, en appel, des recours formés contre les décisions rendues par le Tribunale amministrativo regionale per la Sicilia (tribunal administratif régional de Sicile).

Le litige au principal et les questions préjudicielles

12

Par avis publié le 18 janvier 2012, Airgest, société en charge de la gestion de l’aéroport civil de Trapani Birgi (Italie), a lancé une procédure d’adjudication ouverte ayant pour objet l’attribution du service de nettoyage et d’entretien des espaces verts de cet aéroport pour une période de trois ans. Le montant de ce marché, hors taxe sur la valeur ajoutée, était de 1995496,35 euros et le critère d’attribution prévu était l’offre économiquement la plus avantageuse. Le marché a été attribué, par une décision d’adjudication définitive du 22 mai 2012, à l’association temporaire d’entreprises constituée entre GSA et Zenith Services Group Srl (ZS).

13

PFE, ayant participé à la procédure et ayant été classée deuxième, a formé un recours devant le Tribunale amministrativo regionale per la Sicilia (tribunal administratif régional de Sicile), en demandant, notamment, l’annulation de la décision d’attribution du marché et, par voie de conséquence, l’adjudication de ce marché en sa faveur et la conclusion du contrat y afférant. Les autres soumissionnaires n’ont pas attaqué ladite décision d’attribution.

14

GSA, chef de file de l’association temporaire d’entreprises à laquelle a été attribué le marché, s’est constituée partie au litige et a introduit une action incidente fondée sur le défaut d’intérêt de PFE, requérante principale, à poursuivre son action, en raison du fait que celle-ci ne remplirait pas les conditions d’admission à l’appel d’offres et, par conséquent, aurait dû être exclue de la procédure de passation du marché. Le Tribunale amministrativo regionale per la Sicilia (tribunal administratif régional de Sicile) a examiné les arguments des deux parties et a accueilli les deux recours. À la suite de cette décision, Airgest, en sa qualité de pouvoir adjudicateur, a exclu les deux requérantes ainsi que tous les autres soumissionnaires initialement insérés dans le classement, en raison de l’inadéquation aux documents du marché de leurs offres respectives. Ces autres soumissionnaires n’avaient pas introduit de recours contre la décision d’attribution du marché. Une nouvelle procédure, négociée, d’attribution du marché en cause a été ouverte.

15

PFE a interjeté appel du jugement du Tribunale amministrativo regionale per la Sicilia (tribunal administratif régional de Sicile) devant le Consiglio di giustizia amministrativa per la Regione siciliana (Conseil de justice administrative pour la Région de Sicile). Quant à GSA, elle a interjeté, devant cette juridiction, un appel incident, au motif notamment que le Tribunale amministrativo regionale per la Sicilia (tribunal administratif régional de Sicile), en procédant à l’examen des moyens du recours principal, n’avait pas respecté les principes, concernant l’ordre d’examen des recours, établis par l’arrêt no 4, du 7 avril 2011, prononcé par l’assemblée plénière du Consiglio di Stato (Conseil d’État). Selon cet arrêt, en cas de recours incident visant à contester la recevabilité du recours principal, le recours incident doit être examiné en priorité, avant le recours au principal. Dans l’ordre juridique national, un tel recours incident est qualifié d’«exclusif» ou de «paralysant» au motif que, en cas de constatation du bien-fondé de ce recours, la juridiction saisie doit déclarer irrecevable le recours principal sans l’examiner au fond.

16

La juridiction de renvoi observe que la Cour a, dans l’arrêt Fastweb (C‑100/12, EU:C:2013:448), prononcé postérieurement audit arrêt de l’assemblée plénière du Consiglio di Stato (Conseil d’État), jugé que l’article 1er, paragraphe 3, de la directive 89/665 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose aux principes, établis par ce dernier arrêt, exposés au point précédent. L’affaire qui a donné lieu à l’arrêt Fastweb (C‑100/12, EU:C:2013:448) concernait deux soumissionnaires qui avaient été sélectionnés par le pouvoir adjudicateur et invités à présenter des offres. À la suite du recours introduit par le soumissionnaire dont l’offre n’avait pas été retenue, l’adjudicataire a formé un recours incident, en faisant valoir que l’offre non retenue aurait dû être exclue au motif qu’elle ne remplissait pas l’une des conditions minimales prévues par le cahier des charges.

17

La juridiction de renvoi se demande, en premier lieu, si l’interprétation donnée par la Cour dans l’arrêt Fastweb (C‑100/12, EU:C:2013:448) vaut également en l’occurrence, dès lors que, dans l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt, les entreprises ayant soumissionné étaient au nombre de deux et que toutes deux avaient des intérêts opposés dans le cadre du recours principal en annulation introduit par l’entreprise dont l’offre n’avait pas été retenue et du recours incident introduit par l’adjudicataire, tandis que, dans l’affaire au principal, le nombre d’entreprises ayant soumissionné est supérieur à deux, même si seulement deux d’entre elles ont formé un recours.

18

En second lieu, la juridiction de renvoi relève que, conformément à l’article 1er, paragraphe 2, du décret législatif no 373, du 24 décembre 2003, portant modalités d’exécution du statut spécial de la région de Sicile en ce qui concerne l’exercice, dans la région, des fonctions dévolues au Consiglio di Stato, elle constitue une chambre du Consiglio di Stato (Conseil d’État) et que, en tant que telle, elle est une juridiction dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne, au sens de l’article 267, troisième alinéa, TFUE. Or, en vertu de la règle procédurale de l’article 99, paragraphe 3, du code de procédure administrative, elle serait tenue d’appliquer les principes de droit énoncés par l’assemblée plénière du Consiglio di Stato (Conseil d’État), même sur les questions relevant de l’interprétation et de l’application du droit de l’Union, sous réserve de la faculté de la chambre, dans le cas où elle souhaiterait s’écarter desdits principes, de renvoyer la question en cause à l’assemblée plénière afin de solliciter un revirement de sa jurisprudence.

19

La juridiction de renvoi met, à cet égard, en exergue les contrariétés entre l’arrêt no 4 de l’assemblée plénière du Consiglio di Stato (Conseil d’État), du 7 avril 2011, et l’arrêt Fastweb (C‑100/12, EU:C:2013:448) pour affirmer que, dans l’hypothèse où l’obligation procédurale décrite au point précédent s’appliquerait également aux questions relevant du droit de l’Union, elle serait incompatible avec le principe de compétence exclusive de la Cour en matière d’interprétation du droit de l’Union et l’obligation de toutes les juridictions de dernière instance des États membres de s’adresser à titre préjudiciel à la Cour, lorsque des questions d’interprétation de ce droit sont soulevées.

20

Eu égard à ces considérations, le Consiglio di giustizia amministrativa per la Regione siciliana (Conseil de justice administrative pour la Région de Sicile) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:

«1)

Les principes déclarés par la Cour de justice par l’arrêt Fastweb [(C‑100/12, EU:C:2013:448)], pour ce qui concerne le cas précis, faisant l’objet de ce renvoi préjudiciel, dans lequel seulement deux entreprises ont participé à une procédure d’attribution de marché public, sont-ils également applicables, en raison d’une similitude en substance du cas d’espèce, dans le cas, soumis au contrôle du présent Consiglio, dans lequel les entreprises participant à la procédure de marché, quoique admises en plus grand nombre que deux, ont toutes été exclues par l’organisme adjudicateur, sans qu’intervienne un recours contre ladite exclusion de la part d’entreprises autres que celles impliquées dans la présente instance, de telle sorte que le litige dont est saisi la présente juridiction est de fait circonscrit à seulement deux entreprises?

2)

En se limitant aux questions susceptibles d’être tranchées par le biais de l’application du droit de l’Union, l’article 99, paragraphe 3, du code de procédure administrative, dans la mesure où cette disposition établit le caractère contraignant pour toutes les chambres et les collèges du Consiglio di Stato [(Conseil d’État)] de tout principe de droit énoncé par l’assemblée plénière, même lorsqu’il apparaît clairement que ladite assemblée aurait affirmé ou pourrait avoir affirmé un principe en contradiction ou incompatible avec le droit de l’Union, est-il contraire avec l’interprétation de ce droit et notamment avec l’article 267 TFUE? Et, notamment,

Le Consiglio di Stato [(Conseil d’État)] (la chambre ou le collège) saisi de l’examen de l’affaire, en cas de doute quant à la conformité ou à la compatibilité avec le droit de l’Union d’un principe de droit déjà énoncé par l’assemblée plénière, est-il tenu de renvoyer le litige à cette dernière, par une ordonnance motivée, avant même, par hypothèse, de pouvoir effectuer un renvoi préjudiciel à la Cour de justice pour établir la conformité et la compatibilité avec le droit de l’Union du principe de droit litigieux, ou alors, au contraire, le Consiglio di Stato [(Conseil d’État)] (la chambre ou le collège) peut-il ou plutôt doit-il, en tant que juridiction nationale de dernière instance, soulever de façon autonome, en tant que juridiction ordinaire du droit de l’Union, une question préjudicielle auprès de la Cour de justice pour la correcte interprétation de ce droit?

Dans l’hypothèse dans laquelle la réponse à la question posée au précédent [tiret] serait dans le sens de reconnaître à toute chambre et tout collège du Consiglio di Stato [(Conseil d’État)] la faculté ou l’obligation de soulever directement des questions préjudicielles auprès de la Cour de justice ou, dans tous les cas dans lesquels la Cour s’est en tout état de cause exprimée, d’autant plus si elle l’a fait postérieurement à l’assemblée plénière du Consiglio di Stato [(Conseil d’État)], en affirmant l’existence d’un écart ou d’une conformité incomplète entre la correcte interprétation du droit de l’Union et le principe de droit interne énoncé par l’assemblée plénière, le Consiglio di Stato [(Conseil d’État)] (chaque chambre et chaque collège), en tant que juridiction commune de dernière instance du droit de l’Union, pourrait‑il ou devrait‑il donner une application immédiate à l’interprétation correcte du droit de l’Union telle que donnée par la Cour de justice ou, au contraire, même dans ces cas, serait-il tenu de renvoyer, par une ordonnance motivée, le litige à l’assemblée plénière, avec pour effet de confier à l’appréciation exclusive de cette dernière et à son pouvoir de contrôle juridictionnel l’application du droit de l’Union, comme l’a déclaré la Cour de façon contraignante?

Enfin, une interprétation du système procédural administratif de la République italienne dans le sens de confier à l’appréciation exclusive de l’assemblée plénière l’éventuelle décision relative à un renvoi préjudiciel à la Cour de justice, ou même la seule solution du litige, lorsque celle-ci découle directement de l’application de principes de droit de l’Union déjà énoncés par la Cour de justice, ne serait-elle pas contraire, outre au principe de la durée raisonnable du procès et de la rapide solution d’un recours en matière de procédure d’attribution de marché public, également à l’exigence que le droit de l’Union reçoive une pleine et diligente mise en œuvre par chaque juridiction de chaque État membre, d’une façon obligatoirement conforme à son interprétation correcte telle qu’établie par la Cour de justice, y compris en vue d’un renforcement des principes de l’effet utile et de la primauté du droit de l’Union sur le droit (non seulement matériel mais également procédural) interne de chaque État membre (en l’espèce, sur l’article 99, paragraphe 3, du code de procédure administrative de la République italienne)?»

Sur la première question

21

Par cette question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 1er, paragraphes 1, troisième alinéa, et 3, de la directive 89/665 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce qu’un recours principal introduit par un soumissionnaire, ayant un intérêt à obtenir un marché déterminé et ayant été ou risquant d’être lésé par une violation alléguée du droit de l’Union en matière de marchés publics ou des règles transposant ce droit, et visant à l’exclusion d’un autre soumissionnaire soit déclaré irrecevable en application des règles procédurales nationales qui prévoient l’examen prioritaire du recours incident formé par cet autre soumissionnaire.

22

La juridiction de renvoi cherche, en particulier, à savoir si l’interprétation de l’article 1er, paragraphe 3, de la directive 89/665 donnée par la Cour dans l’arrêt Fastweb (C‑100/12, EU:C:2013:448) s’applique dans l’hypothèse où les entreprises participant à la procédure de marché concernée, quoique admises initialement en plus grand nombre que deux, ont toutes été exclues par le pouvoir adjudicateur, sans qu’un recours soit formé par les entreprises autres que celles, au nombre de deux, impliquées dans le litige au principal.

23

À cet égard, il convient de rappeler que, selon les dispositions de l’article 1er, paragraphes 1, troisième alinéa, et 3, de cette directive, afin que les recours contre les décisions prises par un pouvoir adjudicateur puissent être considérés comme efficaces, ils doivent être accessibles au moins à toute personne ayant ou ayant eu un intérêt à obtenir un marché déterminé et ayant été ou risquant d’être lésée par une violation alléguée.

24

Au point 33 de l’arrêt Fastweb (C‑100/12, EU:C:2013:448), la Cour a considéré que l’action incidente de l’adjudicataire ne peut pas conduire à écarter le recours d’un soumissionnaire évincé dans l’hypothèse où la régularité de l’offre de chacun des opérateurs est mise en cause dans le cadre de la même procédure, étant donné que, dans une telle hypothèse, chacun des concurrents peut faire valoir un intérêt légitime équivalent à l’exclusion de l’offre des autres, pouvant aboutir au constat de l’impossibilité, pour le pouvoir adjudicateur, de procéder à la sélection d’une offre régulière.

25

Au point 34 du même arrêt, la Cour a, dès lors, interprété l’article 1er, paragraphe 3, de la directive 89/665 en ce sens que cette disposition s’oppose à ce que le recours d’un soumissionnaire dont l’offre n’a pas été retenue soit déclaré irrecevable par suite de l’examen préalable de l’exception d’irrecevabilité soulevée dans le cadre du recours incident de l’adjudicataire, sans qu’il ait été statué sur la conformité des deux offres en cause avec les spécifications du cahier des charges.

26

Cet arrêt constitue une concrétisation des exigences des dispositions du droit de l’Union citées au point 23 du présent arrêt, dans des circonstances où, à la suite d’une procédure de passation d’un marché public, deux soumissionnaires introduisent des recours visant leur exclusion réciproque.

27

Dans une telle situation, chacun des deux soumissionnaires a un intérêt à obtenir un marché déterminé. En effet, d’une part, l’exclusion d’un soumissionnaire peut aboutir à ce que l’autre obtienne le marché directement dans le cadre de la même procédure. D’autre part, dans l’hypothèse d’une exclusion des deux soumissionnaires et de l’ouverture d’une nouvelle procédure de passation de marché public, chacun des soumissionnaires pourrait y participer et, ainsi, obtenir indirectement le marché.

28

L’interprétation, rappelée aux points 24 et 25 du présent arrêt, qui a été donnée par la Cour dans l’arrêt Fastweb (C‑100/12, EU:C:2013:448) est applicable dans un contexte tel que celui de l’affaire au principal. En effet, d’une part, chacune des parties au litige a un intérêt légitime équivalent à l’exclusion de l’offre des autres concurrents. D’autre part, ainsi que l’a relevé M. l’avocat général au point 37 de ses conclusions, il n’est pas exclu qu’une des irrégularités justifiant l’exclusion tant de l’offre de l’adjudicataire que de celle du soumissionnaire contestant la décision d’attribution du pouvoir adjudicateur vicie également les autres offres soumises dans le cadre de la procédure d’appel d’offres, ce qui pourrait conduire celui-ci à devoir lancer une nouvelle procédure.

29

Le nombre de participants à la procédure de passation du marché public concerné, de même que le nombre de participants ayant introduit des recours ainsi que la divergence des motifs soulevés par eux, ne sont pas pertinents pour l’application du principe jurisprudentiel résultant de l’arrêt Fastweb (C‑100/12, EU:C:2013:448).

30

Eu égard aux considérations qui précèdent, il convient de répondre à la première question posée que l’article 1er, paragraphes 1, troisième alinéa, et 3, de la directive 89/665 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce qu’un recours principal introduit par un soumissionnaire, ayant un intérêt à obtenir un marché déterminé et ayant été ou risquant d’être lésé par une violation alléguée du droit de l’Union en matière de marchés publics ou des règles transposant ce droit, et visant à l’exclusion d’un autre soumissionnaire soit déclaré irrecevable en application des règles procédurales nationales qui prévoient l’examen prioritaire du recours incident formé par cet autre soumissionnaire.

Sur la seconde question

Sur le premier volet

31

Par le premier volet de sa seconde question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 267 TFUE doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une disposition de droit national dans la mesure où celle‑ci est interprétée en ce sens que, concernant une question qui porte sur l’interprétation ou sur la validité du droit de l’Union, une chambre d’une juridiction statuant en dernier ressort, lorsqu’elle ne partage pas l’orientation définie par une décision de l’assemblée plénière de cette juridiction, doit renvoyer cette question à ladite assemblée plénière et est ainsi empêchée de s’adresser à titre préjudiciel à la Cour.

32

Ainsi que la Cour l’a itérativement jugé, les juridictions nationales ont la faculté la plus étendue de saisir la Cour d’une question d’interprétation des dispositions pertinentes du droit de l’Union (voir, en ce sens, arrêt Rheinmühlen-Düsseldorf, 166/73, EU:C:1974:3, point 3), cette faculté se transformant en obligation pour les juridictions statuant en dernière instance, sous réserve des exceptions reconnues par la jurisprudence de la Cour (voir, en ce sens, arrêt Cilfit e.a., 283/81, EU:C:1982:335, point 21 et dispositif). Une règle de droit national ne saurait empêcher une juridiction nationale, selon le cas, de faire usage de ladite faculté (voir, en ce sens, arrêts Rheinmühlen-Düsseldorf, 166/73, EU:C:1974:3, point 4; Melki et Abdeli, C‑188/10 et C‑189/10, EU:C:2010:363, point 42, ainsi que Elchinov, C‑173/09, EU:C:2010:581, point 27) ou de se conformer à cette obligation.

33

Tant cette faculté que cette obligation sont, en effet, inhérentes au système de coopération entre les juridictions nationales et la Cour, établi par l’article 267 TFUE, et aux fonctions de juge chargé de l’application du droit de l’Union confiées par cette disposition aux juridictions nationales.

34

Par conséquent, une juridiction nationale, saisie d’une affaire, lorsqu’elle considère que, dans le cadre de celle-ci, est soulevée une question portant sur l’interprétation ou sur la validité du droit de l’Union, a la faculté ou l’obligation, selon le cas, de s’adresser à la Cour à titre préjudiciel, sans que cette faculté ou cette obligation puissent être entravées par des règles nationales de nature législative ou jurisprudentielle.

35

En l’occurrence, une disposition de droit national ne saurait empêcher une chambre d’une juridiction statuant en dernier ressort, confrontée à une question d’interprétation de la directive 89/665, de s’adresser à titre préjudiciel à la Cour.

36

Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il convient de répondre au premier volet de la seconde question que l’article 267 TFUE doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une disposition de droit national dans la mesure où celle-ci est interprétée en ce sens que, concernant une question qui porte sur l’interprétation ou sur la validité du droit de l’Union, une chambre d’une juridiction statuant en dernier ressort, lorsqu’elle ne partage pas l’orientation définie par une décision de l’assemblée plénière de cette juridiction, doit renvoyer cette question à ladite assemblée plénière et est ainsi empêchée de s’adresser à titre préjudiciel à la Cour.

Sur les deuxième et troisième volets

37

Par les deuxième et troisième volets de la seconde question, qu’il convient d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 267 TFUE doit être interprété en ce sens que, après avoir reçu la réponse de la Cour à une question relevant de l’interprétation du droit de l’Union qu’elle lui a posée ou lorsque la jurisprudence de la Cour a déjà apporté une réponse claire à cette question, elle doit elle-même faire tout le nécessaire pour que cette interprétation du droit de l’Union soit mise en œuvre.

38

À cet égard, il importe de rappeler qu’un arrêt rendu à titre préjudiciel par la Cour lie le juge national, quant à l’interprétation ou à la validité des actes des institutions de l’Union en cause, pour la solution du litige au principal (voir arrêt Elchinov, C‑173/09, EU:C:2010:581, point 29 et jurisprudence citée). Partant, le juge national qui a satisfait, en tant que juridiction statuant en dernier ressort, à son obligation de renvoi préjudiciel à la Cour au titre de l’article 267, troisième alinéa, TFUE est lié, pour la solution du litige au principal, par l’interprétation des dispositions en cause donnée par la Cour et doit, le cas échéant, écarter la jurisprudence nationale qu’il estimerait non conforme au droit de l’Union (voir, en ce sens, arrêt Elchinov, C‑173/09, EU:C:2010:581, point 30).

39

Il convient également de rappeler que l’effet utile de l’article 267 TFUE serait amoindri si le juge national était empêché de donner, immédiatement, au droit de l’Union une application conforme à la décision ou à la jurisprudence de la Cour (voir, en ce sens, arrêt Simmenthal, 106/77, EU:C:1978:49, point 20).

40

Le juge national chargé d’appliquer, dans le cadre de sa compétence, les dispositions du droit de l’Union a l’obligation d’assurer le plein effet de ces normes en laissant au besoin inappliquée, de sa propre autorité, toute disposition contraire de la législation nationale, même postérieure, sans qu’il ait à demander ou à attendre l’élimination préalable de celle‑ci par voie législative ou par tout autre procédé constitutionnel (voir, en premier lieu, arrêts Simmenthal, 106/77, EU:C:1978:49, points 21 et 24, ainsi que, en dernier lieu, A, C‑112/13, EU:C:2014:2195, point 36 et jurisprudence citée).

41

En effet, serait incompatible avec les exigences inhérentes à la nature même du droit de l’Union toute disposition d’un ordre juridique national ou toute pratique, législative, administrative ou judiciaire, qui aurait pour effet de diminuer l’efficacité du droit de l’Union par le fait de refuser au juge compétent pour appliquer ce droit le pouvoir de faire, au moment même de cette application, tout ce qui est nécessaire pour écarter les dispositions législatives nationales formant éventuellement obstacle à la pleine efficacité des normes de l’Union (voir arrêts Simmenthal, 106/77, EU:C:1978:49, point 22, ainsi que A, C‑112/13, EU:C:2014:2195, point 37 et jurisprudence citée).

42

Compte tenu des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre aux deuxième et troisième volets de la seconde question que l’article 267 TFUE doit être interprété en ce sens que, après avoir reçu la réponse de la Cour à une question portant sur l’interprétation du droit de l’Union qu’elle lui a posée ou lorsque la jurisprudence de la Cour a déjà apporté une réponse claire à cette question, une chambre d’une juridiction statuant en dernier ressort doit elle‑même faire tout le nécessaire pour que cette interprétation du droit de l’Union soit mise en œuvre.

Sur les dépens

43

La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

 

Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit:

 

1)

L’article 1er, paragraphes 1, troisième alinéa, et 3, de la directive 89/665/CEE du Conseil, du 21 décembre 1989, portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l’application des procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux, telle que modifiée par la directive 2007/66/CE du Parlement européen et du Conseil, du 11 décembre 2007, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce qu’un recours principal introduit par un soumissionnaire, ayant un intérêt à obtenir un marché déterminé et ayant été ou risquant d’être lésé par une violation alléguée du droit de l’Union en matière de marchés publics ou des règles transposant ce droit, et visant à l’exclusion d’un autre soumissionnaire soit déclaré irrecevable en application des règles procédurales nationales qui prévoient l’examen prioritaire du recours incident formé par cet autre soumissionnaire.

 

2)

L’article 267 TFUE doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une disposition de droit national dans la mesure où celle‑ci est interprétée en ce sens que, concernant une question qui porte sur l’interprétation ou sur la validité du droit de l’Union, une chambre d’une juridiction statuant en dernier ressort, lorsqu’elle ne partage pas l’orientation définie par une décision de l’assemblée plénière de cette juridiction, doit renvoyer cette question à ladite assemblée plénière et est ainsi empêchée de s’adresser à titre préjudiciel à la Cour.

 

3)

L’article 267 TFUE doit être interprété en ce sens que, après avoir reçu la réponse de la Cour de justice de l’Union européenne à une question portant sur l’interprétation du droit de l’Union qu’elle lui a posée ou lorsque la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne a déjà apporté une réponse claire à cette question, une chambre d’une juridiction statuant en dernier ressort doit elle-même faire tout le nécessaire pour que cette interprétation du droit de l’Union soit mise en œuvre.

 

Signatures


( *1 ) Langue de procédure: l’italien.